«Pour créer la ville de demain, il faudra mettre en oeuvre des options radicales»

Selon l’anthropologue et géographe Sonia Lavadinho, la ville de demain sera une ville de la lenteur et de la rencontre, organisée autour de la marche et non plus de la vitesse. Elle intégrera, par biomimétisme, les solutions proposées par le vivant. Qu’il s’agisse de construction, d’urbanisme ou de mobilité, tout est à revoir. Le rôle de l’ingénieur est clé, et pour réussir cette transformation, il doit s’entourer d’équipes pluridisciplinaires en provenance notamment des sciences humaines. Interview d’une utopiste qui a les pieds sur terre.

Une ville, c’est quoi ? Et qu’est-ce qui vous a amené à vous y intéresser en particulier ?

Comme l’a formulé le géographe et urbaniste Jacques Lévy : « la ville, on n’a rien inventé de mieux pour se rencontrer ». La ville idéale multiplie les opportunités pour créer du lien, avec soi-même, avec son corps en mouvement, avec son environnement et avec les autres. Personnellement, je suis entrée dans cette thématique à partir d’une interrogation passionnante autour de l’endotourisme : pourquoi accepte-t-on de prendre l’avion pour aller marcher dans une ville étrangère, alors qu’on ne le fait jamais dans sa ville de résidence. Du coup, une deuxième question m’est venue : comment donner envie aux gens de marcher, comment créer une ville de la surprise et de la découverte ?

Vous militez pour la ville relationnelle en lieu et place de la ville fonctionnelle ? Quelle est la différence entre les deux ?

Par son approche de zonage, la ville fonctionnelle prône la séparation des activités, celles-ci étant reliées par la vitesse. La ville relationnelle est un espace de la lenteur. Elle propose des incursions, des pas de côtés, des hybridations, pour accompagner le citoyen dans des géométries variables, des espaces temps singuliers. L’aspect clé est de devenir riche en temps. Aujourd’hui, toute l’organisation sociétale se déploie dans le sens contraire. Jusqu’au 19ème siècle, il était normal de prendre une heure pour se déplacer à pied, y compris dans le cadre de son travail. Actuellement en Suisse, il y a 12% des gens qui marchent plus d’une heure par jour. Ils font un choix délibéré et organisent leur vie autour du temps long. Marcher est une autre façon de voir le monde, qui prend en compte la texture du trajet, donne de l’épaisseur à nos vies et fabrique des souvenirs, en créant une relation à la nature, aux montagnes, aux cours d’eau et au vivant. Les paysages deviennent des entités qui résonnent en nous. Nous nous sentons connectés avec cette nature plus grande que nous, frémissante et pleine de vie.

En partant de la ville d’aujourd’hui, colonisée par les véhicules motorisés et la vitesse, que faudrait-il concrètement pour parvenir à une ville de la surprise et du plaisir ?

Il faut mettre en œuvre des options radicales. On ne peut plus se contenter de petites réparations. Pour redonner sa place au vivant, planter trois arbres ne suffit pas. Il s’agit de considérer la ville comme un organisme vivant et d’y intégrer la dimension métabolique de la nature. J’aime beaucoup cette idée de créer des habitations dans la nature, dans les arbres par exemple, en pratiquant une ingénierie du vivant et de l’enchantement.

Comment y parvenir ? Et quel serait le rôle des politiques publiques dans cette révolution ?

Concrètement, cela commence par un désalphatage massif – jusqu’à un quart du réseau urbain. On peut aussi accélérer la recherche sur les matériaux, en utilisant d’autres types de goudron ou un éclairage basé sur la bioluminescence, créée à partir de bactéries, ou encore systématiser les jardins verticaux, à l’exemple des deux tours végétalisées de Milan. Les prototypes existent, mais ce qui manque aujourd’hui, c’est la volonté de les mettre en œuvre pour sortir du tout béton. Le défi n’est pas technique, il est politique. Il faudrait mettre cet objectif de végétalisation dans les standards afin qu’il passe de l’option par défaut à l’option principale. Les politiques publiques ne tiennent pas compte des externalités positives et génèrent une situation très réductrice comparativement aux possibilités existantes. Elles devraient redéfinir la valeur et revoir les critères de base de la qualité souhaitable, avec peu d’objectifs, mais avec des objectifs ambitieux vis-à-vis des humains et du vivant.

Est-ce aussi une question d’esthétique ?

La beauté est un objectif élevé, mais complètement délaissé par les politiques publiques et c’est bien dommage. La laideur, quand on y réfléchit, est toujours liée à la primauté à la vitesse sur la lenteur, aux tunnels, aux carrefours complexes ou aux grandes tours en béton équipées d’ascenseurs.

On parle beaucoup de mobilité multimodale ? Est-ce une solution d’avenir ?

Elle jouera un rôle central, à condition que l’on place la marche au centre. La Suisse a parfaitement réussi ce que j’appelle la mobilité sans couture, se déroulant d’une façon fluide d’un mode de transport à l’autre. Mais la mobilité va bien au-delà de cette fluidité. Elle implique que l’on n’ait plus peur de manquer son train, parce que l’aménagement des lieux d’échange, comme les gares et les aéroports, nous donne envie d’y rester. L’aéroport de Hong Kong est une réussite : il abrite un papillorama, une piscine sur le toit, un parcours labyrinthique ou encore des places de jeux, si bien que les gens le fréquentent sans prendre l’avion. Quand on est dans la logique de la vitesse, ces pôles d’échange deviennent des lieux à fuir le plus vite possible.

En quoi la ville intelligente, hyperconnectée, est-elle une solution pour rendre la ville plus agréable à vivre ? Le numérique est-il un allié ?

L’homme du 21ème siècle est victime d’un biais qui consiste à penser que la technologie va le sauver. C’est un mirage. C’est l’humain qui va sauver l’Homme en créant de l’espace pour la rencontre, la discussion et la solidarité. Il y a des choses très intéressantes dans la Smart City, et il faut ajuster les solutions technologiques à nos besoins fondamentaux.

De même que l’électrique et l’hydrogène vert, en quoi ces technologies sont-elles nos alliées pour la cité du futur ?

C’est plus une question d’approche que de technologie à proprement parler. Les ingénieurs devraient cesser de s’appuyer sur des technologies de substitution de la nature, ces techniques chimiques qui imitent la nature sans en être. Mais au contraire embrasser la nature et tirer parti de ce qu’elle sait faire mieux que nous. Par exemple en recourant au biomimétisme, aux techniques du réel et à la biologie du vivant, qui impliquent une prise de conscience des principes de la nature pour les transférer. Il faudrait surtout sortir de la logique extractive consistant à voir la nature comme une ressource à exploiter, mais au contraire rentrer en contact avec ces ressources, et entamer avec elles un dialogue plus respectueux de leur biophilie. Par exemple, le vivant ne génère aucun déchet. Nous pourrions par exemple l’imiter en produisant des molécules et des bactéries qui mangent les déchets.

Comment l’ingénieur peut-il contribuer à créer cette ville de demain ?

Je crois à l’ingénieur généraliste, philosophe et anthropologue. Les projets devraient être traités par des équipes pluridisciplinaires comprenant des spécialistes issus des sciences humaines ou artistiques, en mettant autant d’efforts dans l’ingénierie sociale et humaniste que dans l’ingénierie infrastructurelle. Je suis en faveur de la présence de biologistes, issus du vivant, dans les consortiums de construction. Si, en tant qu’ingénieur, vous engagez votre responsabilité à l’égard du vivant, ce n’est plus pareil. La qualité des projets s’en ressent. On ne peut plus continuer à chaque siècle, de réparer les erreurs du précédent. Il faut construire juste au présent pour que le passé ne confisque pas notre futur.

PHOTO : ©Bruno Levy
(Article tiré du BG Magazine 2022, version actualisée sur le site)